Thursday, September 10, 2009

La danseuse espagnole


La danseuse espagnole - Michel Tremblay, 1963

Il n'y a pas de jour en Espagne.
Elle était comme une longue flamme vierge et brillante, ma danseuse espagnole. Elle léchait tout mon corps et le laissait brûlé, meurtri à mort, ma danseuse espagnole. Elle dansait comme le feu, elle dansait dans le feu, ma danseuse espagnole. Elle se tenait debout dans le vent et criait qu'elle était libre, ma danseuse espagnole.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Et moi qui la cueillais toutes les nuits, et moi qui mourais d'elle toutes les nuits, et moi qui la regardais danser dans le feu, dans le vent toutes les nuits, je savais qu'elle ne serait jamais à moi parce que je n'étais pas espagnol.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Dans le ciel barbouillé de noir, la lune crevait de bonheur et laissait couler son lait sur la mer endormie. Dans les yeux des gitans se mêlaient des orgies de couleurs. Et des milliers de talons martelaient mon cerveau en extase.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Ses longs bras blancs se tendaient dans la nuit et ses mains cruelles déchiraient le ciel en lambeaux. Et moi, je la regardais danser dans la nuit espagnole, ma danseuse espagnole. Et quand elle arrêtait ses yeux sur moi, son regard me mordait à l'oreille et je frissonnais de joie.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Elle avait une façon bien à elle de m'appeler "étranger" qui me remplissait de bonheur et d'espoir. Mais les gitans ses frères ne m'aimaient pas. J'ai vu le grand Manuel, son père, lui parler une nuit en me regardant de ses yeux de charbon. Et je l'ai vue, elle, sourire - oh! comme ses dents étaient blanches, oh! comme ses dents étaient blanches - et répondre à son père "si" par deux fois.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Elle s'est approchée de moi, ma danseuse espagnole, et elle a posé sa main sur mon épaule. Elle a dit: "Viens avec moi, étranger." Et je l'ai suivie. Pourtant, je savais que je ne pourrais la garder, je savais qu'elle ne serait jamais à moi, parce que je n'étais pas espagnol.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
J'ai vu le grand Manuel cracher dans le feu, oui, je l'ai vu cracher dans le feu et pourtant je suis quand même entré avec elle dans la maison. Et j'entendais les gitans, ses frères, qui chantaient en pleurant. Et j'entendais les guitares qui gémissaient des flots de détresse. Et j'entendais mon cœur qui me disait que j'allais mourir. Je savais que j'allais mourir. Pourtant, je me suis couché dans son lit. Et j'ai vu le poignard qui brillait dans sa main. Et j'ai revu ses dents blanches. Mais elles n'étaient plus blanches. Elles étaient rouges, rouges, rouges, ses dents étaient rouges ! Et j'ai vu la lame qui s'enfonçait en moi. Et j'ai vu sa bouche qui saignait en même temps que la mienne. Et j'ai vu la douleur s'abattre sur mon corps comme une chienne enragée.
Il n'y a pas de jour en Espagne.
Mon corps gît quelque part en Espagne, dans la nuit espagnole. Et mon âme...